La voix de son Maître…
Mardi 11/03/2008 | Posté par Jean-François Debienne
L’idée m’est venue, en cette veille de débauche d’énergies et d’angoisses (au moins pour les candidats(tes)) aux élections municipales) de remonter la rue Breteuil pour aller écouter Gérard Mordillat.
Et c'est grâce aux efforts conjugués du Repaire, association organisatrice de la soirée et du Point de Bascule, un de ce nombreux lieux de détente culturelle marseillais que cette rencontre a pu avoir lieu. Il y a le Gérard Mordillat cinéaste mais aussi le Gérard Mordillat romancier. Ce soir, la projection de son film La voix de son maître réalisé en 1979, risque d’avoir une saveur particulière en cette douce période de joutes publiques intra patronales où la femme (comme pour fêter avec panache ce 8 mars) tient le premier rôle…
Il faut vous dire que La Voix de son maître, documentaire en N et B, co-réalisé avec Nicolas Philibert (vous savez celui de Être et avoir mais aussi de La ville Louvre), est un peu un film hors norme. C’est qu’il fallait une certaine force de persuasion pour convaincre, sous le règne de Giscard, les grands patrons de l’industrie, de s’exprimer devant une caméra fixe, dans une posture souhaitée par eux mêmes mais dans un dispositif voulu par les réalisateurs, sur des thèmes aussi fort que le pouvoir, les syndicats, le rôle du patron, l’autogestion !
Et ils ont accepté de se prêter au jeu, tellement imbus d’eux-mêmes ! Ils iront même jusqu’à débattre, dans une séquence montrée en début de film, quelques mois avant le tournage sur le futur titre du film pensant que « Patrons » ou « gagneurs » serait un bien meilleur titre !
On y voit ainsi dans ce film, qui a passionné l’ensemble du public, tous ceux qui ont licencié des dizaines et des dizaines de milliers de salariés dans les années 80 (une vrai collection de plans sociaux). En tête : Jean Claude Boussac de Boussac St frères, puis Guy Brana de Thomson, Alain Gomez de St-Gobain Emballages, François Dalle de l’Oréal, Francine Gomez de Waterman (pour le côté femme aux dents longues), Michel Barba de Richier, Raymond Levy d’Elf Aquitaine, et même Gilbert Trigano et d’autres. Vous voyez, il y a aussi bien des patrons dits de gauche que des patrons dits de droite.
Jacques de Fouchier nous dira que « l’entreprise ne peut se vivre que dans le cadre d’une structure monarchique » tandis que Jacques Lemonnier d’IBM, dans une posture étonnante dans le hall du salon d’exposition du siège social ajoutera que « chaque homme et femme de l’entreprise doit apprendre a reconnaître son chef et doit pouvoir le solliciter à tout moment ». Jacques Lebard, du Comptoir de Lyon est plus philosophique « dans l’entreprise, le balayeur et le patron ont la même difficulté pour réaliser leur mission ». Mais nous aurons le droit aussi à l’évocation de la terrible angoisse et même du traumatisme du patron devant la découverte du pouvoir syndical !
Bref une vraie séance de psychanalyse, non sur le canapé, mais tantôt devant la bibliothèque du "chef" ou sur un immense bureau, devant sa chaine de fabrication de TV ou bien encore tout proche du poumon de l’activité, de la vraie vie quoi, comparé, dans un des propos, à une église !
Ces hommes et femmes sont souvent tendus devant la caméra mais au delà des propos tenus, leur posture suffit à elle-même. Tout ceci (avec des plans parfois difficiles, sans voix mais avec le son live, d’opérateurs sur les chaînes de production) est bien filmé et on est ébahi devant tant de suffisance.
Les auteurs n’ont pas voulu y ajouter de contre propos laissant la liberté à chaque spectateur de réagir devant le discours critique : image-son-montage. Gérard Mordillat affirme qu’aujourd’hui, avec le même dispositif, il obtiendrait le même résultat (le cinéma est un outil critique qui rend opérant le discours). On le croira volontiers, bien qu’il soit devenu extrêmement difficile de filmer dans une entreprise.
Au visionnage des rushes et du film, car ils l’ont vu avant nous ! Certains " gagneurs " ont été surpris des plans de chaînes de production « mais, vous avez choisit des usines du 19è siècle » aurait dit "le Boss" de l’Oréal, « non, non, ce sont toutes les vôtres » leur affirmeront les auteurs !
Mais ce film est aussi connu pour avoir été censuré à la télévision. Ah ! La fameuse censure. Diffusé en salle, il est interdit de chaîne publique par F. Ulrich, patron d’Antenne 2. Il sera diffusé 13 ans après sur Arte.
Pourquoi ? Parce que ce film était jugé subversif par ces patrons ? Non, même IBM s’est élevé contre la censure ! (le CNPF voulait aider financièrement le projet !). Non, c’est juste pour une sombre affaire de moeurs privés que le patron de l’Oréal serait allé voir le ministre de l’information…
Ce film rappelle évidemment un autre film culte sur le monde du travail, de Louis Malle : Humain, trop humain (1972) tourné aux usines Citroën à Rennes avec cette fameuse séquence générique dans laquelle, dans un air de cantique, un portique piloté par une femme avance lentement dans un immense hangar, nous laissant sous-entendre que la machine, c’est DIEU !
Voilà, c’était un ovni, vous n’aurez pas souvent l’occasion de le revoir en salle (il sortira en dvd), c’était un samedi à Marseille et c’était juste avant d’élire le Maire…
Jean François Debienne
Gérard Mordillat (né en 1949), cinéaste, romancier, scénariste, tient la rubrique littéraire du journal Libération au début des années 1980. Il est l'auteur de plusieurs romans, dont Vive la sociale ! (Mazarine, 1981) et Corpus Christi (Mille et Une Nuits, 1997).
Bibliographie
Notre part des ténèbres, 2008
Les Vivants et les Morts, 2005
Zartmo, 2004
Comment calmer M. Bracke, 2003
Rue des Rigoles, 2002
Bethanie, 1996
L'Attraction universelle, 1994
A quoi pense Walter ?, 1994
Filmographie (Longs métrages)
1977 La voix de son maître,
1978 Patrons-télévision,
1983 Vive la sociale,
1985 Billy-Ze-Kick,
1985 Pas de vieux os,
1986 Le Fils Cardinaud ,
1986 Mistral gagnant,
1987 Déserteur (Le),
1987 Fucking Fernand,
1988 Cher frangin,
1990 Toujours seuls,
1993 En compagnie d'Antonin Artaud,
1993 La Véritable histoire d'Artaud le Mômo,
1995 Architruc,
1997 Corpus Christi,
1998 Paddy,
2000 L’Apprentissage de la ville
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