Ceux qui aiment Marseille : Filmer l'âpreté et le Soumoud
Mercredi 01/06/2011 | Posté par Emmanuel Riondé / Association l'Acte
Quand nos partenaires de Presse et Cité demandent à Emmanuel Riondé de faire un papier pour leur dossier intitulé Mon Cinéma Va Craquer, ça donne ça !
Cela ne pouvait échapper au cinéma: à l'heure des processus de gentrification réléguant les pauvres aux périphéries, les quartiers populaires de Marseille font figure de derniers des mohicans... A Noaille, Belsunce, le Panier, il reste, comme dans les cités des quartiers nord, des prolétaires et des immigrés. Ces dernières années, ces quartiers et leurs indigènes persistants ont attiré les caméras. Fictions hip-hop, comédies sociales, documentaires savants ou citoyens... Tous racontent la violence sociale de Marseille. Et l'envie d'y rester, malgré tout.
Raconter les tensions des années 80
"Quand je reviens à Marseille et que je passe du temps en ville, raconte Kamel Saleh, co-réalisateur avec Akhenaton, en 2000 de Comme un aimant, je croise des gamins de 13-14 ans qui me citent des tirades entières du film... Ces jeunes, ils avaient 5 ou 6 ans quand le film est sorti. Ils l'ont donc vu bien plus tard, en dvd, et plusieurs fois. C'est devenu un peu culte à Marseille!" Les chiffres confirment: Comme un aimant avait connu lors de sa sortie en salle un vrai petit succès avec 380 000 entrées pour seulement 80 copies, ce qui fut l'un des meilleurs taux de rentabilité de l'année. Dix ans plus tard, Kamel Saleh n'y vit plus mais retrouve souvent cette ville où il est né et a passé son enfance - dans le quartier de Félix Pyat." Le Marseille des années 80 était une ville très tendue, j'y ai vu beaucoup de violences, de gens disparaître, avec mes yeux d'enfant. C'est parce que j'avais envie de parler de ça, de le raconter, que j'ai pris la caméra." Belsunce breakdown
Les héros de Comme un aimant (joués par des amis du réalisateur) - l'histoire d'une bande de potes un peu à la dérive -, sont du Panier, de Belsunce ("Belsunce breakdown" de Bouga est le titre phare de l'excellente BO du film) et vont taper le foot sur les plages du Prado. Plus récemment, Karim Dridi a réalisé une fiction sur des minots gitans poussés comme des herbes folles dans les quartiers nord (Khamsa, 2008). Avec La ville est tranquille (2000), Robert Guédiguian ("le Woody Allen marseillais" selon Kamel Saleh) avait fait un film sombre sur une femme ouvrière des cités dépensant son énergie, son argent, sa vie, à sortir sa fille de la drogue. Le rôle principal était tenu par Ariane Ascaride qui, en 2009, a réalisé Ceux qui aiment la France, téléfilm programmé dans la case identités de France 2: l'histoire, à Marseille, d'une jeune fille d'immigrés algériens sans papiers qui n'aime pas les arabes. Akhenaton a lui tourné dans cette même case une comédie musicale / tragédie urbaine (Conte de la frustration, 2009). Autant d'oeuvres de fiction qui donnent à voir la dureté – économique et sociale – de l'existence à Marseille pour les couches les plus démunies. Et, dans les mêmes plans, leur fort attachement à une ville.
Filmer sur et filmer dans
"J'aime bien ces films, confie Jean François Debienne, fondateur de "l'association audiovisuelle" Images et paroles engagées(IPE). Leur fond de décor, c'est la rue marseillaise, ses quartiers, ils fictionnalisent la réalité du quotidien." Née en mai 2001, IPE crée, produit et diffuse du documentaire dans les quartiers nord de la ville (l'asso est implantée à Saint-André dans le XVIème arrondissement) mais pas nécessairement sur les quartiers nord. Le territoire, le quartier, non pas comme un objet filmique mais plutôt comme un lieu de création. "S'implanter dans un quartier excentré du centre-ville, c'était une volonté d'être dans des lieux où il n'y a pas beaucoup de d'activités culturelles. Quand on habite à la Belle de Mai ou aux Aygalades, aller assister à un spectacle au centre-ville, c'est un vrai effort." Financée par les collectivités territoriales, l'association a ouvert un Centre de ressources vidéo, ouvert aux habitants, avec une vidéothèque, et organise régulièrement des projections gratuites, dans différents lieux des quartiers. Côté création, financée là en fonds propres : des documentaires, reportages, "films citoyens", faits par des collectifs ou des individus pour "mettre en images des instants de vie, des engagements, des luttes, des regards, des portraits..." avec de la mise en commun, de l'accompagnement et la volonté de redonner au terme "cinéma amateur" ses lettres de noblesse.
Avoir un oeil pour filmer le social
"A mon sens, le cinéma de quartiers populaires n'existe pas en tant que genre, lâche Jean-François Debienne. Pas plus que le cinéma de village! Cela dit, Marseille est une ville extraordinaire, spectaculaire, composée de villages précisément, où l'expression populaire des luttes et des mouvements sociaux est forte. Ici, le social transpire de tous les murs. Après, il faut avoir un oeil éclairé pour essayer d'en parler de façon intéressante..."
Le documentariste Denis Gheerbrant a su relever le défi. Sorti sur les écrans en 2009, La République Marseille est un documentaire de 7 films (environ 6 heures de projection): des dockers, les femmes de la cité Saint Louis, une salle de boxe... "Le grand intérêt de ce croisement tient dans le fait qu'il légitime une revendication historique, culturelle et affective des habitants sur un territoire que la logique urbanistique et sociale destine à d'autres fonctions ", écrivait Le Monde au moment de sa sortie. De fait, ce que La république Marseille donne à voir, c'est la résistance obstinée des classes populaires dans une ville qui veut se débarasser d'eux. Une résistance par la seule présence, le "non-départ"; en Palestine, cela porte un nom: soumoud. Le plus long des opus est consacré à la rénovation de la rue de la République, séquence la plus emblématique de la transformation urbaine radicale portée par le projet Euromediterranée.
A qui est la ville ?
La question de la rénovation de Marseille et le "triangle Panier Joliette République" servent également de toile de fond au prochain film de Kamel Saleh, en fin de montage. Intitulé La ville est à nous, il racontera "une histoire d'amour entre une fille qui vit sur les toits des immeubles et un mec qui habite au dernier étage...", résume le réalisateur marseillais. Un film porté en indépendant, sans financement du CNC, ni de Canal+. "Il a été fait de façon artisanale du début jusqu'à la fin", assure Kamel Saleh, un peu dépité. Mais maintenant qu'il touche au but, il prévoit de le présenter dans les off des festivals à venir de Venise ou Toronto. Avant, c'est promis, de tourner la page du "cinéma social et militant" pour passser à "des sujets plus universels". Et lâcher Marseille? Pas sûr. "ça fait des années que j'essaie de faire un documentaire sur Marseille, je n'ai pas encore trouvé le bon angle. Mais possible que ce projet me rattrape bientôt..."
Cet article est tiré du dossier Mon Cinéma Va Craquer à voir ici
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Par Tony Off