La mémoire, un héritage encombrant ?
Mercredi 16/11/2011 | Posté par Jan Cyril Salemi
Régulièrement, des bloggeurs du MBB collaborent avec nos confrères de "Presse et Cité". Après Samir, en septembre, au tour de Jan Cyril, qui, le mois dernier, publiait un article sur le rapport ambigu que Marseille entretient avec sa mémoire
A Marseille, plus encore qu’ailleurs, la mémoire navigue en passager clandestin. Ici, le passé n’a pas d’avenir. Ses traces y sont camouflées, son récit y est détourné et ses témoins y sont délaissés. Visite d’une ville proche de l’amnésie.
Du cliché à la réalité
Marseille, doyenne des villes de France. Avec ses 2600 ans d’histoire au compteur, la cité phocéenne s’est nourrie d’échanges, de brassages culturels et humains. La période coloniale l’a surnommée Porte de l’Orient. Les vagues d’immigrations successives lui ont donné l’image de ville-refuge. Son caractère indomptable a fait sa légende de ville rebelle.
Tous ces clichés habituels portent bien sûr une part de réalité. Mais qu’en est-il vraiment au quotidien ? Quelle relation la ville entretient-elle avec son passé ? De ces multiples couches d’histoire, que reste-t-il aujourd’hui ?
A Marseille, coexistent constamment l’histoire apparente et l’histoire cachée. Comme une habitude incrustée, devenue un réflexe, qui force à occulter une partie du passé. Marseille semble ainsi dépourvue de mémoire. Du point de vue archéologique, déjà, où les traces de l’Antiquité sont quasi-inexistantes. Les nouveaux chantiers recouvrent presque systématiquement les vestiges mis au jour. Et les rares monuments que l’on n’a pas osé enfouir, le port antique et ses alentours, ne sont guère mieux considérés qu’un terrain vague.
Il en va de même pour la mémoire des hommes. Tout comme la ville choisit d’enfouir les vestiges de son passé, elle préfère aussi fuir les traces de son histoire. Marseille s’invente une histoire romancée, idéalisée, teintée d’Orient et de Méditerranée. C’est cette vision, superficielle et partielle, qui finit par s’imposer comme une vérité. Sans tenir compte de la réalité.
Un réseau pour raviver la mémoire
Depuis 2005, l’association Approches Cultures et Territoires (ACT), étudie en profondeur toutes ces questions. Cycles de conférences, interventions dans les quartiers, travail auprès de la population pour recueillir la parole oubliée, ACT mène diverses actions afin de ramener la mémoire à la surface.
Selon Ramzi Tadros, l’un des fondateurs de l’association, “l’histoire de la ville de Marseille, c’est de ne pas reconnaître son histoire et son identité. Il y a, par exemple, un refus d’assumer officiellement l’importance considérable de la relation avec les pays arabes. Relation entretenue depuis des siècles, bien avant l’époque coloniale. On cultive une sorte d’image orientaliste fantasmée de la ville, mais on rejette ce qui sert de fondements solides à cette imagerie”.
En 2009, ACT, en partenariat avec l’association Ancrages, crée le Réseau pour l’Histoire et la Mémoire des Immigrations et des Territoires (RHMIT).
Venue de la région parisienne, Samia Chabani, sociologue et directrice d’Ancrages, constate, lors de son arrivée à Marseille, toutes les défaillances liées au travail de mémoire.
Son association, fondée en 2000, met en place un centre de ressources destiné à valoriser l’héritage culturel de l’immigration. “Notre objectif est de saisir la mémoire des quartiers. Nous essayons notamment de collecter les archives laissées par les nombreuses associations sur le terrain. L’enjeu est de considérer l’immigration, non pas sur le terrain médiatique ou de l’intégration, mais de l’amener vers le champ du patrimoine et du culturel”.
Désormais soutenu par les institutions (Direction Régionale de la Jeunesse, des Sports et de la Cohésion Sociale ; Archives Départementales), le RHMIT organise, jusqu’à la fin 2011, la première Biennale consacrée à ces questions et intitulée “Mémoire en chantier”.
Conférences, débats, expositions ou spectacles, tous les supports seront utilisés pour inscrire la mémoire populaire comme un élément à part entière du patrimoine culturel local.
Du Panier aux Chibanis
Cette attitude de rejet de la mémoire, qui semble une constante sur le territoire marseillais, trouve de multiples illustrations. Ainsi, récemment, le quartier du Panier, coeur historique de la ville, déjà visé par une opération de rénovation immobilière, s’est trouvé propulsé sous les feux des projecteurs télévisuels. La série “Plus belle la vie”, diffusée sur France 3, a considérablement affaibli le quartier et tout son patrimoine culturel.
Les innombrables expulsions, liées à la vaste réhabilitation immobilière menée depuis une quinzaine d’années par la mairie, lui avaient déjà donné un coup sévère. L’impact de la série, et son quartier imaginaire du Mistral, directement inspiré par le Panier, a porté l’estocade. Les boutiques et les références à la série se sont multipliées dans les ruelles du Panier.
Au point que des touristes s’y promènent en étant persuadés qu’ils visitent le Mistral. Un décor de carton-pâte est venu littéralement se superposer à un patrimoine historique, et peu à peu, c’est une mémoire vivante qui s’évanouit sous nos yeux.
Dans un tout autre registre, le sort de ceux qu’on appelle les Chibanis, conduit au même constat. Ces hommes, Algériens pour la plupart, venus travailler sur les chantiers à partir des années 60, se retrouvent aujourd’hui effacés des registres administratifs.
Le refus des services fiscaux de leur accorder leur feuille de non-imposition les prive de tous leurs droits sociaux (allocations, protection médicale,...). Au-delà de la question d’une mémoire oubliée, il s’agit là d’êtres humains laissés à l’abandon et à la misère.
Ces hommes, qui ont usé leur vie à construire routes et bâtiments - le terme “chibani” désigne “les cheveux blancs” en arabe, pour signifier qu’ils sont devenus vieux avant l’âge - vivent désormais dans des conditions édifiantes à Marseille.
Quand Kamar Idir, photographe algérien, arrivé à Marseille en 1994, découvre cette réalité, il est abasourdi. Dans son ouvrage “Présence invisible”, paru en 2008, aux éditions Artriballes, et co-réalisé avec le journaliste Dominique Carpentier, il dévoile le quotidien de ces vieillards, contraints de vivre dans de véritables bidonvilles en plein centre de Marseille. “Le plus incroyable, explique-t-il, c’est que beaucoup ont construit des maisons en Algérie. Mais ils n’y vivent pas. Ils font des allers-retours, mais ils reviennent ici, ils y ont leur vie”.
Aujourd’hui, leurs bidonvilles ont été détruits. Certains ont été relogés, d’autres errent dans des foyers d’accueil. Kamar continue à les suivre, à recueillir leur parole, à fixer leur image et leurs conditions de vie. “Depuis que je travaille auprès d’eux, confie-t-il, j’ai le sentiment de revenir toujours plus en arrière. Je sais que ça ne finira jamais”.
Cet article fait partie d’un dossier “Trous de mémoire ou trop de mémoire”, que vous pouvez retrouver sur le site de “Presse et Cité”.
Crédit photo : Jan Cyril Salemi
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