"Le progrès, c’est bien pour tout le monde"
Jeudi 19/04/2012 | Posté par Cécile de Ronde
HANDICAPABLES - Ces jours-ci, le MBB vous propose un dossier consacré au handicap. Cécile a interrogé des personnes touchées par différents handicaps, elle nous mène à la rencontre de chacun. Voici le portrait de Luc qui habite aux Caillols.
Malgré des difficultés de mouvement, Luc Rodriguez, qui vit à Marseille, s’est battu pour être indépendant. Sa réflexion sur l’accessibilité au quotidien donne à voir ce que chacun peut mettre en pratique pour un mieux-vivre général.
"Jaune marsupilami", rigole le solide petit homme au crâne de bonze, rasé de près, accoudé sur une nappe provençale. A sa naissance, une jaunisse aggravée cause empoisonnement du sang et défaut d'irrigation du cerveau pendant quelques secondes.
Formateur en espaces verts depuis quinze ans à l’Ecole de la deuxième chance, et comédien, Luc contourne difficultés d’élocution et de motricité de l’Infirme Moteur Cérébral (IMC). Il faut le voir dans Vestiaires, "la série qui n'a pas peur de rire du handicap", (lire ici son interview parue sur HandiMarseille) et dans Faits réels, duo inspiré de Freaks, le film d’avant-garde de Tod Browning (1932).
"Il me faut plus de temps que les autres et une concentration supplémentaire pour les gestes précis." A trois ans, cinq heures de kiné par jour et école primaire pour enfants infirmes à Toulouse. Tous les six mois on le rend un an à ses parents sur ordre du médecin général : trop d'enfants, pas de place.
Jusqu’en CM1, où l’école religieuse de Rodez lui offre un terrain idéal : "Être avec des valides m’a permis de m’intégrer. Problème : l’écriture. Je me comprenais mais personne n’arrivait à me relire."
Depuis Toulouse, 250 kilomètres par quinzaine pour le voir. Muté à Montpellier, le père fonctionnaire en préfecture rapproche sa famille. L’intégration avec les enfants de la cité La Paillade le booste : "Pour trouver ma place, il fallait que je m'exprime."
Naissance d’une personnalité
"En Institut Médico Éducatif (IME), j’ai appris à me défendre, sinon j’étais rien." Handicaps mentaux, troubles du comportement, trisomiques : "Ça m’a formé le caractère. Je ne pouvais compter que sur moi."
De 8 à 11 ans, il apprend les bases de sa propre autonomie. Autre bénéfice : "Je ne marchais pas trop, je tombais souvent." Cinq étages et pas d’ascenseur. Avec son gros casque, il s’agrippe à la rampe. Dans sa tête, c’est marche ou crève.
La famille déménage à Marseille pour l’école aménagée de Saint Thys : peu d’escaliers, des ascenseurs, un terrain de foot. Après la 6ème un bon niveau scolaire l’oriente vers le centre de rééducation fonctionnelle de La Grotte Rolland jusqu’en 3ème. Il rate sa seconde.
"Mon père me voyait comptable." Au Centre d’Aide par le Travail (CAT) La Gauthière , il est suivi par St Thys qui fait le lien. "Il fallait du rendement : plantations, récolte, vente sur le marché d’Aubagne. On assumait le travail impossible pour les handicapés lourds, on nous bouffait 90% de notre salaire."
Malgré le sentiment d’être exploité, il y passe dix-huit ans. "A 37 ans, j’ai tapé du poing face à mon père pour avoir mon indépendance."
Il obtient le permis de conduire à Mulhouse pendant ses congés payés. A Marseille la Préfecture l’avait envoyé chez un neurologue estimant qu’il était dangereux. La voiture automatique le soustrait au contexte du CAT.
A Plan de Cuques l’appartement CAT a des portes larges pour le passage de fauteuils. Mais il en a assez : 80% de l’Allocation Adulte Handicapé (AAH) paie l’auxiliaire de vie : courses, ménage.
Un bilan de compétence le déclare apte à passer un CAP espaces verts. Suivent différentes locations. Pont-de-l’étoile, sa flopée de marches défoncées, la mezzanine dont il se casse souvent la figure, les WC, ancienne soute "dans lesquels on pouvait s’asseoir, pas plus. Et la baignoire, super haute, un vieux modèle." Pourtant il s’y plaisait et là-bas, on pouvait se garer facilement.
A Aubagne il loge sept ans en pleine rue piétonne. Du parking, il trimballe ses courses à l’appartement. Suit un escalier en colimaçon. Mais il s’y trouve bien et gère son propre argent. Aimable avec tout le monde, des gens qu’il n’a pas l’habitude de côtoyer, les voisins filent un coup de main. "Ça m’a permis de comprendre comment m’insérer."
Enfin il se pose aux Caillols. L’appartement est attribué par Handisport, en rez-de-chaussée. Excepté neuf marches d’immeuble, beaucoup d’avantages : "environnement, tramway, Casino et Grand V pour les courses, le cinéma les 3 palmes."
Privilégier l’humain
En ville par contre, il y a toujours un problème. "J’ai fait pas mal de tournois de tennis de table et j’ai pu comparer : Marseille est très en retard. A Lille le métro est adapté aux fauteuils roulants". Strasbourg l’impressionne : "ses banques, ses commerces, ses lieux publics ! Ou Nevers : les cinés ont des ascenseurs, les boîtes de nuit aussi. Pareil à Bandol."
Il pense qu’en adaptant la ville, il n’y aurait pas que les handicapés à en profiter : "les personnes âgées qui ont peur de descendre des trottoirs, les gens qui circulent avec des poussettes, qui ne vont pas en ville à cause de ça. Honnête, il ajoute : "La Canebière est mieux aménagée grâce au tram. Le progrès, c’est bien pour tout le monde."
Intouchables et Vestiaires apportent une ouverture, pense-t-il. "Il y a toute une information à faire, une mentalité à changer, pour corriger le manque de civisme et de respect. Ce n’est pas propre aux valides ou aux non valides : on considère de moins en moins «l’autre» en général."
Son remède : "Plus d’interventions en milieu scolaire. Faire prendre conscience aux enfants qu’on peut devenir handicapé par accident. Nous rendre plus visibles. On est des êtres humains nous aussi : on ne demande qu’à exister."
Il regrette qu’en aménageant incorrectement un site, la ville reste un peu morte : "Toute la composante de la société n’y est pas représentée. Ça tient à l’écart les personnes affaiblies, diminuées et vieillissantes."
Il répète qu’il faut améliorer le rapport humain par la communication : "Apprendre à connaître l’autre éviterait de le craindre. Il faudrait s’intéresser davantage à la personnalité des gens qu’on croise."
Un comportement primordial, insiste-t-il, "à une époque où on a besoin de combler des besoins matériels pas toujours nécessaires. Etre en situation précaire, dans l’insécurité, est aussi une forme de handicap car il suscite le rejet de la société."
Il ne croit pas au "Bon Dieu", ni à rien de ce genre. Il croit à l’amour entre les gens : "C’est mon moteur. Quand tu donnes, tu dois recevoir aussi. Dans ce monde, si on donne, on ne reçoit pas beaucoup. L’idéal, défend-il, c’est de donner sans rien attendre. J’espère quand même que «l’ascenseur» s’arrêtera un jour à mon étage."
Être aimé oui, reconnu surtout.
Crédit photos : Marie Burel
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